Séparatismes : « Le macronisme nous fait courir le risque d’accélerer “l’archipélisation” d’un pays toujours plus divisé »

Le député La France Insoumise (LFI) Alexis Corbière critique, dans une tribune au « Monde », le projet de loi « contre les séparatismes », qu’il juge inefficace et dont il estime les « conséquences délétères » pour les millions de musulmans en France.

L’attaque contre les anciens locaux de Charlie Hebdo et ses deux victimes nous rappellent cruellement que la lutte contre le fanatisme religieux et l’islamisme radical ne doit jamais être relâchée. Le président de la République a jusqu’ici choisi de réserver sa parole mais il prononcera vendredi 2 octobre un discours sur le « séparatisme » et une loi sera présentée dans la foulée.

On s’étonnera, quand une partie de la majorité crie à l’urgence d’agir, que cette loi ne soit ensuite débattue à l’Assemblée nationale qu’à la fin de 2021. Mais les mêmes approuveront un calendrier qui leur permettra de faire traîner le débat pour occuper plus longtemps l’espace médiatique.

Qu’est-ce que ce « séparatisme » ? Pour Emmanuel Macron, « la volonté de ne pas vivre ensemble, de ne plus être dans la République, et au nom d’une religion, l’islam, en la dévoyant ». Pour le ministre de l’intérieur, « les “principaux séparatistes” en France sont les islamistes radicaux » et notamment «ceux qui pratiquent la taqiya, c’est-à-dire la dissimulation : qui par l’islam politique, qui par une sorte d’entrisme qui ne dit pas son nom, essaient de changer la vie de nos concitoyens et d’imposer leurs vues».

Comment démontrer la fourberie condamnable ?

Contre le risque terroriste en général, et celui de l’islamisme radical en particulier, pas moins de 28 lois ont été adoptées depuis 30 ans pour renforcer l’arsenal répressif. Chaque fois, l’objectif affiché était de développer le renseignement, de surveiller les lieux de culte, les associations, les clubs sportifs, de repérer les pôles de radicalisation, de développer des veilles numériques sophistiquées pour cibler les individus qui pourraient passer à l’acte, etc.

Cet attirail législatif, critiquable sur beaucoup de points, a peut-être pu éviter des attentats – ce dont il faut se féliciter – mais c’est souvent l’insuffisance de moyens humains qualifiés qui a empêché que les terroristes soient repérés et neutralisés avant qu’ils passent à l’action. Mais, le projet de loi « séparatisme » entend agir sur un autre terrain.

Même si nous en ignorons actuellement les détails, plusieurs déclarations publiques de ses artisans autorisent déjà quelques réflexions. Il s’agirait donc de lutter contre la dissimulation. Toute conscience républicaine, attachée au droit, mesure la difficulté. Comment juger non des actes mais des intentions dissimulées ? Comment démontrer la fourberie condamnable ? Comment ne pas sombrer dans le délit d’intention ? Qui ne comprend pas le risque d’une prochaine « loi des suspects » ?

Le thème d’une impuissance de l’Etat

Le gouvernement veut agir contre ceux qui « veulent imposer leur vue » à d’autres, on imagine par la contrainte ou la manipulation mentale. Disons-le plus simplement : contre le fanatisme religieux et les pratiques sectaires, en particulier celles issues de l’islam. Mais alors, pourquoi réduit-il si drastiquement les moyens de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) qui est aujourd’hui menacée de disparition ?

Les promoteurs ministériels du futur projet de loi agitent le thème d’une impuissance de l’Etat face aux pratiques obscurantistes d’écoles musulmanes hors contrat. Mais la loi Gatel de 2018, dont se félicitait il y a peu de temps encore le ministre de l’éducation nationale, ne permet-elle pas précisément de les fermer ?

Pourquoi aussi sous-entendre que l’on ne peut pas fermer des lieux de culte, alors que 15 au moins l’ont été ces trois dernières années, dont une majorité n’était d’ailleurs pas musulmane ? La grande loi laïque de 1905, qui reste d’une brûlante actualité, ne contient-elle pas déjà de rigoureuses dispositions en matière de police des cultes ?

Pour une égalité de traitement

Faut-il rappeler au passage qu’elle est d’ailleurs régulièrement malmenée par les gouvernement successifs et qu’en raison du Concordat, elle ne s’applique toujours pas sur l’ensemble du territoire national ? Concernant le contrôle des flux de financements étrangers douteux de certains lieux de culte, possiblement liés à des réseaux terroristes, pourquoi ne pas rappeler que c’est précisément la mission de Tracfin depuis 1990 ?

Est-il bien sérieux de vouloir légiférer parce que dans certains clubs sportifs on ne se doucherait plus tout nu, mais trop souvent, aux yeux du ministre de l’intérieur, avec un maillot ? Est-il crédible de dénoncer la non-mixité d’une poignée de clubs sportifs de Seine Saint-Denis, quand on finance avec l’argent public des écoles privés catholiques sous contrat qui font de la non-mixité un projet pédagogique pour les enfants de la bonne bourgeoisie des Hauts-de-Seine ? Qui, d’ailleurs, dénoncera les clubs privés sélects de l’oligarchie française où, à quelques mètres des Champs Elysées, les femmes sont encore interdites ? Ce qui préoccupe dans le 93 doit-il être toléré dans les beaux quartiers de la capitale ?

Enfin, si nous sommes tous d’accord pour dénoncer que des médecins délivrent d’abjects certificats de virginité, est-il possible de savoir combien sont attribués chaque année et si cette pratique détestable est en augmentation ou en voie de disparition ?

Un risque d’accélerer « l’archipélisation »

Qu’attend le gouvernement pour publier le bilan des Cellules départementales contre l’islamisme et le repli communautaire (CLIR) présentes dans 83 départements ? Est-il possible d’avoir, sur ces sujets, un débat sérieux et rationnel basé sur des faits, des chiffres et des études partagées plutôt que le spectacle et le « buzz » de ministres à la recherche permanente du sensationnalisme, sur le dos de toujours les mêmes personnes : nos concitoyens de confession musulmane vivant dans les quartiers populaires.

Cette stratégie gouvernementale qui encourage la défiance de masse est irresponsable. Notre pays n’a pas besoin d’une loi des suspects sans efficacité concrète contre l’islamisme radical et les fanatiques meurtriers, mais aux conséquences délétères pour plusieurs millions de nos concitoyens, lassés d’être les victimes d’une vindicte confuse et malsaine.

En agitant la société sur des sujets ultra minoritaires qui développent une suspicion majoritaire, le macronisme nous fait courir le risque d’accélerer « l’archipélisation » d’un pays toujours plus divisé.

Le creusement des inégalités, de la précarité, la dégradation de l’école, de l’hôpital et de tous les services publics, le Covid et ses terribles conséquences sanitaires et sociales, la crise démocratique qu’atteste une abstention de plus en plus forte, tous les maux qui ravagent nos départements populaires et en particulier la Seine Saint-Denis ne suffisent-ils pas ?

A contrario, qui ne voit pas prospérer le « séparatisme » des riches, de moins en moins liés au reste de la collectivité nationale, refusant la mixité sociale, vivant dans l’entre-soi confortable de leurs quartiers fermés, de leurs villégiatures de luxe et de leurs très chères écoles ou cliniques privées ?

Le remède aux ferments de l’éclatement social ne peut consister dans la gesticulation politicienne contre un « séparatisme » aux contours aussi flous. La République ne peut être confondue avec une politique du soupçon.

Ma tribune dans Le Monde