Publier Mein Kampf ou le triomphe du voyeurisme médiatique

Cette tribune a aussi été publiée hier sur le site du Figaro (Cliquer ici).

Il aura suffi d’une lettre de Jean-Luc Mélenchon à son éditrice, dans laquelle il exprimait son opposition à ce qu’elle édite Mein Kampf pour qu’un débat s’engage. Tant mieux. Grand est un pays et un peuple qui s’interrogent sur l’Histoire et les livres que l’on trouve dans ses librairies. J’observe que dans cette controverse, bien peu de voix d’historiens, et particulièrement de grands spécialistes du nazisme ou de la seconde guerre mondiale, sont venus en soutien aux éditions Fayard. Il serait maladroit de m’exprimer à leur place mais j’y vois là le signe évident d’un malaise que certains, et non des moindres, ont exprimé assez nettement dans différents médias. Il est donc erroné, comme j’ai pu le lire pourtant, d’affirmer que « les historiens » soutiennent cette publication de Mein Kampf.

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Plaidant moi aussi contre ce projet, comme citoyen engagé dans la vie de la cité, mais aussi comme enseignant d’histoire en lycée professionnel, j’ai découvert des opinions surprenantes sur lesquelles j’aimerais revenir. On m’a rétorqué d’abord « cette publication est nécessaire ». Comme si les centaines d’ouvrages écrits par les meilleurs historiens depuis des décennies ne servaient à rien pour comprendre le nazisme. Comme si ces historiens étaient bridés dans leurs recherches.  Comme si notre compréhension collective du phénomène nazi était amoindrie par l’absence de l’ouvrage d’Adolf Hitler chez un grand éditeur. Ce n’est pas exact.

On m’a dit aussi « mais on peut déjà le trouver sur internet ». Et alors ? J’informe que l’on peut tout trouver sur internet : les pires textes antisémites, négationnistes, conspirationnistes, pédophiles, djihadistes, etc… Faut-il tous les éditer demain ? Bien sûr que non.

On m’a dit encore « cette publication sera encadrée, accompagnée d’un appareil critique ». Quel esprit sérieux pense que le succès de librairie de Mein Kampf sera dû à la qualité de cet appareil critique ? L’essentiel de ceux qui achèteront cet ouvrage le fera pour le symbole infâme qu’il représente encore et non pour les notes en bas de pages et l’introduction.

On m’a dit également, et cela souvent sur les réseaux sociaux, « laissez-moi me faire ma propre opinion ». Comme si désormais pour avoir une opinion sur le nazisme ou Adolf Hitler il fallait aller à la source « vérifier » si ce que l’on a dit sur lui, ce que l’on a enseigné, était bien conforme à ce que l’on trouve dans son unique ouvrage.

On m’a dit enfin lors d’une émission télévisée « Imaginons que Hitler revienne. Quel est le journaliste qui refuserait de l’interviewer ? Est-ce qu’il y a un journaliste qui refuserait ? Cela ferait-il de lui le jeu de l’hitlérisme ? (…) Non, car il interview un personnage historique ». Celui qui m’a dit cela sur le ton de l’évidence, pour démasquer en moi la prétendue part de « gauche folle », se nomme Eric Naulleau. Avec le recul, pour mieux lui répondre, j’aurai dû rétorquer la célèbre phrase de Jean-Luc Godard : « L’objectivité à la télévision, c’est 5 minutes pour Hitler, 5 minutes pour les Juifs ».

Il y a dans les mots d’Eric Naulleau sur Paris Première, la vérification des propos visionnaires de Godard. Je constate dans tout cela le triomphe du voyeurisme médiatique clientéliste. La morale citoyenne est désormais remplacée par un vulgaire droit du consommateur, même dans le domaine historique. Silence, le client exige ! Mettez-lui à disposition des textes antisémites pour qu’il puisse les consommer et vérifier si c’est bien ce que l’on lui en a dit. Donnez la parole à Adolf Hitler pour que le client puisse écouter lui-même ce qu’il a à dire. C’est son droit de l’entendre. Que M. Hitler donne « sa part de vérité » en quelque sorte et qu’ainsi le client se forge sa propre opinion. Triste époque.

Je m’indigne de cette face absurde de notre société médiatique marchandisée. Désormais, le point de vue moral de l’historien a bien du mal à s’y faire entendre. Désormais, l’éditeur qui sait qu’éditer c’est faire des choix, semble céder la place à celui qui pense qu’éditer c’est faire des coups. Ceux qui s’interrogent sur le retour et la banalisation d’une littérature antisémite, tellement en phase avec la résurgence contemporaine de bien des haines dans notre société, sont même montrés comme des censeurs, des obstacles à la consommation d’idées, qu’importe qu’elles soient nauséabondes puisqu’elles sont marchandises. Pas d’accord. Pour moi, la République n’est pas un régime neutre et elle a le devoir de dire, aidée en cela par les historiens et les intellectuels, qu’il est des idées dont collectivement, nous ne devons pas faciliter la propagation. C’est une exigence morale, parce que républicaine.