Mélenchon a raison : il ne faut pas éditer Mein Kampf !

J’ai publié ce matin une tribune dans le quotidien Libération (cliquez ici). Je vous propose sa version intégrale :

Les éditions Fayard annoncent l’édition d’une version intégrale de Mein Kampf rédigé par Adolf Hitler pour le début de l’année 2016. C’est un scandale. Pour l’instant, Jean-Luc Mélenchon est une des premières grandes voix à prendre position contre cette parution. Il a raison. Mais il n’est pas le seul à penser ainsi et je demande à tous ceux qui partagent sa position de se faire entendre.

 

Il s’agit d’un débat d’intérêt général dans un contexte politique suffocant où l’antisémitisme demeure, jamais loin de son double nauséabond : la haine contre le musulman. Dans ce climat deux questions essentielles se posent plus que jamais. Pour quoi et pour qui éditer ce livre ? Je commence par cette dernière interrogation. Quel lectorat a besoin de cet ouvrage ? Les historiens, les chercheurs ? Assurément non. Mein Kampf est pour eux un livre facilement accessible en allemand comme en français, et une prochaine édition allemande en 3 volumes portée par l’Institut d’Histoire du temps présent à Munich après 6 ans de travaux devrait faire progresser la recherche sur le nazisme et la place singulière qu’y occupe ce livre. A l’inverse, les historiens français savent que le groupe réuni autour du projet de Fayard n’apportera rien de nouveau, cela dit sans remettre en cause la valeur de ceux qui ont accepté d’y participer. Pour le reste, allons à l’essentiel, est-il nécessaire que cet ouvrage soit demain plus facile d’accès ? Achetable dans n’importe quelle grande surface ? Je ne le pense pas. Existe-t-il réellement en France un lectorat frustré par la difficulté à trouver cet ouvrage ? Non. Certes, on ne devient pas antisémite parce qu’on lit un livre antisémite, et seuls les déjà convaincus y trouveront des arguments convaincants. Mais la lecture de Mein Kampf permettra à l’antisémite frustre de devenir demain un antisémite érudit. Est-ce là le rôle d’une grande maison d’édition et de son grand réseau de distribution ? Je ne le crois pas.

Car quel intérêt y a-t-il à donner à lire Mein Kampf ? Aucun. En vérité, la lecture de ce pensum assommant aux obsessions écœurantes (où l’on trouve 466 fois les mots juifs, juiverie ou judaïsme, 323 fois le mot race, 149 fois le mot marxiste etc…) et aux analyses stupides et simplistes, ne permet en rien de mieux comprendre le nazisme et son effroyable succès dans l’Allemagne des années 20 et 30. Pire même, pris en tant que tel et présenté comme la matrice du nazisme, il ne fera qu’embrouiller l’esprit du lecteur. La vérité est que Mein Kampf n’a pas un rôle central dans l’histoire du nazisme et il est même peut être ce qu’il y a de plus mauvais dans toute cette littérature. Pour dire les choses nettement : le nazisme, ce n’est pas que l’hitlérisme et cette focalisation d’éditeur sur Mein Kampf constitue plutôt un obstacle à une réelle compréhension du phénomène nazi. Ceci étant dit, Mein Kampf reste un livre particulier, ouvrage unique du plus grand criminel du vingtième siècle, responsable de l’effroyable Seconde Guerre mondiale et de l’entreprise de génocide des Juifs d’Europe. Nul n’a intérêt à le banaliser.

Alors pourquoi éditer Mein Kampf ? La vérité est que ce nouvel ouvrage fera essentiellement le bonheur de ceux qui ont le goût de l’interdit et des obsédés de la haine antijuive, anticommuniste ou anti-Lumières, qui y trouveront des formules pleines de rage qui les raviront dans leur délire. Pour les autres, il n’y a rien à voir.

Mais, une chose est certaine. Par la charge symbolique de ce titre, la parution de Mein Kampf dans une grande maison d’édition ferait définitivement sauter toutes les digues et tous les interdits moraux et implicites qui existent actuellement. C’est cela qu’avec courage Jean-Luc Mélenchon refuse. Ne nous voilons pas la face, les arguments avancés pour justifier la parution du seul livre d’Adolf Hitler seront utilisés par d’autres pour remettre au goût du jour toute cette littérature marginalisée depuis 70 ans ou plus. Un exemple pour mieux me faire comprendre : comment empêcher qu’un éditeur ayant pignon sur rue publie demain La France juive d’Edouard Drumont au motif que l’ouvrage permettrait de mieux comprendre l’antisémitisme à l’époque de l’affaire Dreyfus ? Lui emboitant le pas, des centaines d’ouvrages issus du même caniveau pourraient ainsi réapparaître.

C’est pourquoi éditer Mein Kampf est non seulement inutile socialement et historiquement, mais constitue surtout une lourde faute morale. A ceux qui conseilleraient de me tenir à distance d’un débat qui ne concernerait que les historiens et en rien le militant politique, je réponds qu’ils se trompent. La conscience historique est l’essence de toute grande politique.