Quand Valls se prend pour le Tigre

Même si leurs apparences sont bien souvent grotesques dans leurs postures, et leurs résultats économiques et sociaux pitoyables, même de leur propre point de vue, il faut prendre François Hollande et Manuel Valls au sérieux. Ils sont dangereux, y compris pour les libertés publiques. Le lecteur de ce blog sait ce que nous pensons du premier. Mais le deuxième aussi est un homme qui sait où il veut aller et ses références idéologiques viennent de loin. Déformation professionnelle ? Peut-être, mais j’accorde toujours de l’importance aux références historiques dont s’inspirent les femmes et les hommes engagés en politique. Ce passé parle toujours du présent. A propos de Valls et son interdiction inouïe, frappant les organisations syndicales de salariés, de défiler dans les rues, j’observe que cela vise les syndicats majoritaires de salariés (CGT, FO, FSU, Sud, UNEF, etc…) mais que ce ne fut pas le cas depuis 2012 pour les Bonnets rouges, la FNSEA ou pire les excités de « Jour de colère » qui criaient pourtant des injures antisémites. Même pendant la guerre d’Algérie, les organisations syndicales avaient le droit de manifester (assez relatif certes) à condition qu’elles ne disent pas un mot de la question algérienne néanmoins ! Hormis lors de la terrible manifestation de Charonne le 8 février 1962. De mémoire, il faut donc revenir très très loin en arrière, hélas à la seconde guerre mondiale, pour qu’un gouvernement refuse en France à des Confédérations syndicales majoritaires de manifester dans les rues sur les questions sociales !

Valls admire Clémenceau… pour les pires raisons

Je reviens donc aux références historiques du Premier Ministre. Clairement, elles ne sont pas cherchées du côté des grandes figures du socialisme (Blanqui, Guesde, Jaurès, etc..), de la gauche mais du côté du Radical Georges Clémenceau et particulièrement dans son rôle de « casseurs de grèves ». J’insiste sur ce point car on peut très bien apprécier Clémenceau pour sa position courageuse anticolonialiste, son anticléricalisme militant ou encore son courage durant l’Affaire Dreyfus.

« J’ai mis du temps à admettre que j’aurais plus facilement applaudi le Tigre que le fondateur de L’Humanité. Maintenant, j’assume ». Qui parlait ainsi ? Manuel Valls en 2006. A quel sujet ? Le Premier Ministre actuel assume ainsi que son modèle historique est plus « le tigre », surnom de Clémenceau, et ancien premier flic de France que de la grande figure du socialisme français Jean Jaurès. Ici, le débat n’est pas que d’ordre académique. La controverse Clémenceau versus Jaurès au début du 20ème siècle est très concrète et brûlante d’enseignement pour le présent. En 1906, Georges Clémenceau Ministre de l’intérieur réprime les grèves des mineurs de Courrières qui a coûté la vie à 1100 personnes. C’est encore la crainte des travailleurs en colères qui le conduit à faire arrêter les dirigeants de la CGT, à la veille du 1er mai 1906. Au lendemain des législatives d’octobre qui consacrent le triomphe des radicaux, le président du Conseil Jean Sarrien, malade, démissionne. Armand Fallières, le président de la République, charge alors Clemenceau de former le nouveau cabinet. Il le dirigera jusqu’en 1909. C’est à ce poste qu’il réprime aussi la révolte viticole de 1907, et la grève des carriers de Villeneuve-Saint-Georges de 1908. Et la liste est encore longue. C’est cela le modèle de Manuel Valls. Par une pirouette assez creuse historiquement, il y a quelques années, Valls justifiait ainsi son choix : « On peut admettre que les socialistes de l’époque, toujours suspects de « crétinisme parlementaire », n’aient pas souhaité se laisser débordés par les syndicalistes révolutionnaires. On peut comprendre qu’ils aient participé, avec eux, à la curée contre le briseur de grèves… Mais les socialistes d’aujourd’hui peuvent-ils sérieusement poursuivre ce procès ? Contre tous les champions de la grève générale, Clemenceau n’a-t-il pas eu raison sur un point essentiel, à savoir que l’Etat républicain reste, in fine, le seul cadre possible de toute réforme sociale ? »

Jaurès en 1906, toujours d’actualité sur la violence et l’action ouvrière

La notion de « l’Etat Républicain » brandie ici a bon dos dans la démonstration de Valls. Elle masque en réalité les effets piteux d’une politique qui, sous sa conduite, n’a rien de républicaine, vu qu’elles n’expriment pas l’intérêt général. Jean Jaurès dans un éditorial de l’Humanité du 19 mars 1906 intitulé « M. Clémenceau et les grèves » semblait lui répondre. Dans cet article lumineux, qui date de 110 ans, il apporte des réponses très contemporaine, notamment sur la violence ouvrière : « Il est du devoir comme de l’intérêt des ouvriers eux-mêmes de seconder par la puissance calme de leur action l’effort (…) vers une pratique nouvelle. Le succès de ces grandes grèves dépend de la force tranquille d’organisation, de la cohésion des prolétaires, de l’ensemble avec lequel ils se meuvent. Les violences individuelles contre les personnes et les biens ne peuvent que compromettre la victoire, et fausser le sens du combat. La révolution sociale ne se propose point de brutaliser les personnes, mais au contraire d’assurer la vie et la dignité de tous, et de ceux-là mêmes qui sont aujourd’hui des privilégiés, sous la loi commune du travail souverain. La révolution sociale ne consiste point à détruire ou à endommager les biens, les usines, les mines, les machines, mais à en transférer la propriété aux travailleurs groupés et affranchis. Mais pour que les ouvriers puissent maintenir à travers les péripéties de la grève, une ferme méthode d’action réglée, pour qu’ils ne fournissent pas aux réacteurs sociaux le prétexte souhaité de faire intervenir à nouveau l’appareil militaire et d’en accabler la libre et vive action légale de la classe ouvrière, il faut que tous les prolétaires soient étroitement unis dans leur syndicat. Il faut qu’il y ait unité d’organisation prolétarienne, unité de décision, unité de mouvement. Quand donc la grande corporation des mineurs, qui est depuis plusieurs années coupée en deux, réalisera-t-elle son unité économique ? J’ai peur que la suite du mouvement qui vient de se produire ne démontre à tous les mineurs combien il est dangereux d’aller à ces grandes batailles avec deux corps d’armée qui se défient l’un de l’autre, avec deux états-majors syndicaux qui se combattent et s’excluent. Mais aussi, si M. Clemenceau avait le temps de méditer à ces choses d’avenir, je lui demanderais une fois de plus : Que pensez-vous d’une organisation sociale qui ne laisse aux travailleurs, pour se défendre, d’autre ressource que la grève, c’est-à-dire la suppression volontaire de l’activité et de la richesse ? C’est une méthode barbare, et qui s’imposera tant que le capital et le travail seront séparés, tant que les grands moyens de production ne seront pas la propriété commune des travailleurs eux-mêmes et de la nation. C’est là l’ordre de problèmes où il faudra bien entrer maintenant. »

Pour le retrait de la loi El Khomri : il faut pouvoir manifester le 23 juin 

Je reviens au présent et ce mois de juin 2016. L’interdiction de manifester jeudi 23 juin pour le retrait de la loi El Khomri est scandaleuse et fera date. Honte à ceux qui la mettent en œuvre. Comme Clémenceau en son temps, Manuel Valls choisit son camp et affronte le mouvement ouvrier, singeant son modèle de la pire des façons. Mais le vrai Clémenceau était une forte tête qui n’était pas le jouet de puissance d’argent. Il savait résister aux intérêts privés et les Eglises et joua un rôle fondamental lors de la première guerre mondiale. Par contre, le « Tigre 2016 » de Matignon rugit contre la CGT mais va ensuite miauler devant le Medef pour lui susurrer « j’aime l’entreprise » …Phrase piquante avouons-le dans la bouche d’un apparatchik qui n’a jamais mis les pieds dans une entreprise comme salarié, ni travaillé dans le privé, ni où que ce soit hormis dans des appareils politiques. Inédit. Ces gens-là sont une digue de papier contre le retour de la droite en 2017 qui pratique la surenchère… et la démagogie sans opposition du côté de la rue de Solférino. Hier, lors d’un débat sur Public Sénat, j’ai même vu Gérard Longuet connu pour ses convictions libérales, homme de droite dure, au passé d’extrême droite et hostile aux syndicats ouvriers, prendre position contre l’interdiction de manifester.

 

 Nous voilà à front renversé ! Même Nicolas Sarkozy dit être opposé à l’interdiction de manifester pour les syndicats. Rien de bon ne sortira de cette confusion qui fabrique dégoût et colère. Seul des esprits étranges peuvent croire que tout cela peut se régler dans quelques mois lors d’une Primaire où sagement l’on viendra débattre avec ceux qui interdisent les manifestations syndicales pour chercher à se mettre d’accord avec eux… Impossible. La colère ne viendra pas se faire entendre dans ses réunions biaisées et dans ces urnes truquées. La politique et la lutte des classes (oui, oui…) a ses dynamiques propres. L’affaire se règlera lors du premier tour de l’élection présidentielle, à ciel ouvert, en convoquant 42 millions d’électeurs. Dans cette confrontation annoncée, il faut choisir son camp : l’intérêt général ou les intérêts privés ? le peuple ou la caste ? les syndicats ouvriers ou ce gouvernement PS ? Jaurès ou Clémenceau ?

C’est pourquoi la campagne de la France Insoumise conduite par Jean-Luc Mélenchon rencontre un tel écho dans le pays. Elle a choisi son camp : celui du peuple contre l’oligarchie et ses serviteurs.