Verdun, Black M et la mémoire de nos morts

J’ai été amené à réagir hier de bon matin sur BFM TV à la polémique entraînée par l’organisation puis l’annulation du concert du chanteur « Black M » à Verdun en marge des cérémonies officielles pour le centenaire de la terrible bataille, le 29 mai prochain. J’ai hésité. Ce ne fut pas facile de décider si je m’exprimais ou non sur un tel sujet que l’on peut juger anecdotique. Dans cette affaire, il va de soi que des points de vue divergents sont tout à fait respectables, à condition qu‘ils ne puisent pas dans une rhétorique de haine. Peut-être que mon raisonnement ne sera pas partagé par quelques-uns de mes amis politiques.  A vous de voir.

D’abord, comme beaucoup d’entre vous, je m’étais peu intéressé à cette controverse ces derniers jours et je n’avais pas d’opinion très arrêtée sur la pertinence de ce spectacle dans un tel cadre et le choix de l’artiste. A l’inverse, des groupuscules d’extrême droite ont été particulièrement actifs, notamment sur les réseaux sociaux. A les lire, le choix d’un chanteur de rap, et ce qu’il chantait il y a 10 ans, était à priori une grosse erreur par principe. J’avoue que je connais très peu la production artistique de ce jeune chanteur, si ce n’est ses quelques plus grands succès diffusés dans les différents médias (Sur ma routeMme Pavoshko, etc) ou que mes enfants me font découvrir. Sincèrement je suis loin d’en être un fan, son public est plutôt les 12 – 18 ans, et hélas je n’ai plus l’âge. Ensuite pour être franc, je ne me reconnais pas du tout dans certaines des paroles de ses chansons qui véhiculent souvent des clichés et des valeurs pas toujours progressistes. Pour être précis, je sais même qu’il y a quelques années le groupe Sexion d’assaut dont faisait partie Black M ont eu des propos homophobes lamentables. Avec d’autres, notamment des élus de Paris, je m’en étais alors publiquement indigné. Mais je sais aussi que cette critique fut fructueuse, et depuis le groupe s’est excusé, prenant conscience du caractère blessant et intolérable de leur propos, et a même participé à plusieurs initiatives avec des associations Gays et lesbiennes pour lutter contre l’homophobie. De même l’utilisation du mot de « kouffar » (signifiant en français mécréant), qui a tant fait scandale dans les milieux d’extrême droite, lors d’une chanson datant de 2010, à propos de la France, est un terme que je condamne, à l’opposé de toutes mes convictions laïques. Mais, je rappelle qu’il ne s’agit pas du tout d’une chanson « militante », mais d’un texte traduisant le malaise d’un adolescent qui s’adresse à ses parents en leur répétant, « Désolé », ce qui est le titre de la chanson. On est loin du brulot antifrançais. Alors, est-il bien raisonnable de faire un lien entre l’utilisation de ce mot, il y a 6 ans, dans un contexte très différent, et le fanatisme des djihadistes criminels qui ont frappé la France en janvier et novembre 2015 ? Je ne le crois pas. Pourtant certains l’ont fait, allègrement. Ces amalgames absurdes doivent cesser.  Si l’on y prend pas garde, cela annonce pour demain une police de pensée qui va s’abattre sur Georges Brassens pour avoir chanté «les flics moi je les adore sous la forme de macchabées », sur Maxime Le Forestier pour avoir chanté « je m’en fous de la France on m’a menti, on a profité de mon enfance pour me faire croire à des conneries », sur Renaud pour « si le roi des cons perdait son trône, il y aurait 50 millions de prétendants » (en parlant des français) ou « votre République moi je la tringle » et j’en passe. Je précise au passage que ces trois chanteurs sont des poètes majeurs de notre culture contemporaine que je ne place absolument pas sur le même plan que Black M. Mais je veux démontrer l’absurdité qu’il y a à sortir des phrases d’une chanson hors contexte. Plus largement, la liste est longue de toutes les chansons du répertoire français exprimant une colère (avec plus ou moins de talent) qui peuvent être surinterprétées au-delà de ce qu’elles sont réellement. Et je ne développe pas sur le si consensuel « Le déserteur » de Boris Vian, longtemps interdit d’antenne et aujourd’hui étudié dans nos manuels scolaires.

Ceci étant dit, comme beaucoup de mes compatriotes, je suis très sensible à ce que notre pays rende un hommage sensible et intelligible aux millions de femmes et d’hommes morts lors des différents conflits. C’est délicat. Faut-il le rappeler ? Dès le 11 novembre 1918, les cérémonies en l’honneur des morts organisées par les autorités officielles ont été l’objet de controverses assez brûlantes et longtemps le mouvement ouvrier (la SFIO et après le PCF) ont critiqué les hommages « militaristes » rendus aux victimes, car ils gommaient la responsabilité des états-majors dans ce bain de sang. Je ne développe pas, mais il faut être ignorant pour penser que « l’union sacrée », c’est à dire l’unanimité de pensée et de point de vue fut possible pour appréhender un tel événement d’une telle dimension. Comme beaucoup de mes compatriotes, je pense aux 19 millions de morts et notamment aux 1,4 millions de soldats français, ces « poilus », qui sont morts sur les champs de bataille.  Ils sont tombés en raison de la violence inédite des combats, mais aussi, pourquoi le nier, en raison des ordres absurdes donnés par des généraux incompétents ou sanglants comme Nivelle et Joffre. Cette guerre fut une boucherie monstrueuse où particulièrement les vies humaines, les trouffions issus des milieux populaires, comptaient peu. Je rappelle qu’en une semaine, ce sont près de 200 000 hommes qui trouvent la mort pour la seule bataille de la Marne en septembre 1914. Et pour la bataille de Verdun, de février à décembre 1916, on estime les pertes à plus de 300 000 vies humaines et 400 000 blessés. Comme d’autres familles françaises, mes aïeux participèrent à ce déluge de fer et de feux. Ma grand-mère paternelle qui se nommait Gavalda, de son petit village de Gabian, à côté de Béziers, vit ses trois frères partir à la guerre dès le début du conflit.  Le bilan fut cruel à l’image de bien des familles françaises. Paul son plus jeune frère fut tué à l’âge de 20 ans d’une balle en plein front le 20 décembre 1914 dans une forêt non loin de Verdun. Son nom est écrit au monument aux morts dans le hall de la mairie de Béziers avec la mention « Mort pour la France ». Les deux autres frères sont formellement revenus vivants. Mais les deux ont été gazés.  Emile, mourut 3 ans après la guerre après des mois passé en vain dans un sanatorium a craché sa souffrance. Henri, deux fois blessé au front, le bras droit paralysé et amputé d’une jambe fut considéré comme Grand mutilé de guerre. Il mourut quelques années plus tard. Mon grand-père paternel vit aussi ses deux frères partir à la guerre. Ils revinrent vivants fort heureusement, mais à jamais marqués par cette épreuve, notamment par l’alcool et la dépression. Anecdote, l’un des deux, Célestin Corbière, participa à la célèbre mutinerie des marins de la mer noire en 1919, aux côtés de ses camarades marins qui en avaient assez et refusèrent de faire la guerre à la Russie bolchévique pour le compte des armées blanches. Il fut envoyé au bagne en Tunisie.

Bien sûr, je ne les ai jamais fréquentés. J’ignore qui ils étaient et qu’elles étaient leurs convictions politiques. Ils sont des inconnus mais un lien nous uni néanmoins. Leurs histoires racontées par mon père ont accompagné mon enfance. Ma grand-mère fut une femme à jamais marquée par ce triple deuil.  Alors pourquoi je raconte ces histoires si banalement française ? C’est que moi aussi d’une certaine manière, comme des millions de mes compatriotes, j’ai « mes morts ». Et cela me donne autant de légitimité que d’autres pour m’exprimer sur le sujet. J’insiste. Pas plus de légitimité, mais autant que ceux qui ont parlé très fort ces derniers jours. A les entendre, à les croire, ils seraient même les seuls vraiment légitimes à défendre l’honneur des morts de 14 – 18. Je ne suis pas d’accord pour que l’extrême droite « privatise » ainsi la mémoire des français morts aux combats au nom d’un belliqueux nationalisme qui fit les affaires de quelques-uns et le malheur de millions d’autres…

C’est pourquoi devant les déferlements de sottises et de haines qui ont entrainé la suppression de ce concert, alors qu’il faut travailleur à la paix et à la fraternité, j’ai décidé de prendre position. Je n’aime pas le climat idéologique que cela révèle ou par définition, un siècle plus tard, le rap serait une injure aux millions de morts de la première guerre mondiale. Après réflexion, je considère l’annulation de ce spectacle comme scandaleuse. Je ne ferais pas la liste de toutes les injures qui ont été dites pour y arriver. Le vice-président du FN s’est cru autorisé à déclarer que la présence de black M à Verdun était « un crachat contre un monument aux morts ». Tout cela n’est qu’hypocrisie et posture malsaine. La députée FN Marion Maréchal-le Pen très en pointe pour faire annuler ce concert, expliquait pourtant dans une interview publiée dans une revue nommée « Charles », il y a moins d’un an, être un fan de Sexion d’assaut et Maitre Gims ! Les mêmes qu’elle critique aujourd’hui et présente comme une injure à notre pays ! Comprend qui peut.  Et puis, je m’amuse un instant, imaginons également que Black M mette en musique les récents propos déplorables de la même Marion Maréchal Le Pen, disant qu’elle est « saoulée par les valeurs de la République ». Quel tollé cela provoquerait dans le parti de la famille Le Pen ! Mais le FN n’a pas le monopole de ces tartufferies et ses obsessions morbides. Un illuminé tel l’idéologue racialiste Henry de Lesquen a même qualifié cette annulation comme une « Victoire du camp patriote contre la musique nègre ». Des élus de droite, flairant la bonne aubaine fort silencieuse quand en 2009 Nicolas Sarkozy invitait Johnny Halliday qui n’est pas résident fiscal en France à chanter pour le 14 juillet, se sont aussi indignés bruyamment. Et la liste est encore longue des tartuffes, des faux indignés, des pseudo patriotes ou tout simplement des ignorants du rap pour qui ce genre musical est un genre barbare par nature.

Bien entendu, la liste des hypocrites ne serait pas complète si je n’y ajoutais pas les différents organisateurs, ou plutôt des « désorganisateurs », qui ont explosé en vol dès le début de la polémique. Incapable d’avancer le moindre argument compréhensible, ils ont semblé confirmer par leur frousse les thèses délirantes qui circulaient. Terrorisés par le « quand dira-t-on » d’extrême droite, cette équipe-là n’a pas brillé, à commencer par le Secrétaire d’Etat chargé des anciens combattants qui prend désormais la posture, pour défendre la liberté d’expression, une fois l’annulation confirmée, mais bien silencieux au plus fort de la tempête. Décidément, la médiocrité est bien la marque de ce gouvernement quel que soit le thème qu’il aborde.

Mais le dernier argument qui m’a le plus convaincu pour prendre position, est sans conteste le communiqué que Black M a publié après cette lamentable annulation. Il m’a touché. Je le trouve aux antipodes de la caricature que l’on a fait de ce chanteur. Cela démontre que ce concert pouvait être à l’inverse une jonction entre une partie de la jeunesse qui aime cet artiste (je dis seulement une partie, car Black M n’est pas la tasse de thé de beaucoup d’autres) et le public des cérémonies plus officielles qui s’étaient déroulés avant. Lisez ce communiqué. Il me semble que son auteur n’a rien d’un homme qui méprise la France et voulait insulter nombreux morts de la guerre. Surprise, c’est même l’inverse.

 Communiqué : « Bonjour à tous, Je m’appelle Alpha Diallo, je suis français, né en France, à Paris, et j’ai 31 ans. Eduqué par la France, terre d’accueil de mes parents, terre qui m’a vu grandir et permis de vivre de ma passion. Une terre pour laquelle mon grand-père Alpha Mamoudou Diallo ( photo ci dessus ) d’origine guinéenne, a combattu lors de la guerre 39-45 au sein des Tirailleurs Sénégalais – ces mêmes Tirailleurs Sénégalais qui étaient également présents lors de la Bataille de Verdun.

J’ai ressenti une immense fierté lorsque l’on a fait appel à moi pour participer à un concert en marge de la commémoration de la Bataille de Verdun pour l’ensemble des jeunes français et allemands réunis ce jour-là. Une polémique incompréhensible et inquiétante a malheureusement entraîné l’annulation de ma participation à cette manifestation. Je ne peux rester sans réponse face aux propos d’une extrême violence, tenus à mon égard, ces derniers jours. Je suis d’autant plus attristé par cette situation qui peut aujourd’hui toucher des milliers d’autres français.

Moi, Alpha Diallo, enfant de la République et fier de l’être, souhaite, par ce communiqué, faire barrière à ces propos haineux.

Merci à tous ceux qui me soutiennent depuis le début, je ne ferai pas d’autres commentaires. Peace. »